Prendre le temps de créer, pour épaissir le monde…

La création demande du temps et l’individu moderne, pris dans la toile du
quotidien (travail, famille, « manutention diverse ») en a, ou en
aurait, de moins en moins. Le fait artistique se résume souvent à une exécution
réussie, plutôt qu’à une réelle création, nécessitant un supplément d’âmes que
ne permettent parfois guère nos quotidiens encombrés par le travail, la
famille, la télé / Internet et la « manutention de l’existant ».

 

L’imagination, jugée futile, est renvoyée souvent dans les nuages de l’enfance. Et c’est une fois retraités que l’on peut renouer avec. Ces derniers sont les premiers à participer à des associations créatives, à renouer avec passion à un travail – tout du moins pour celles et ceux qui n’ont pas été cassés par un travail harassant et qui ne décèdent pas peu après leur retraite.

 

 

L’acte de création, où la technique au service de la vision et du
dépassement d’une situation  

 

La création ne se résume pas aux arts des muses –  musique, peinture,
théâtre. Elle déborde aussi, largement sur d’autres activités. Un décorateur
d’intérieur, une animatrice de soirée, un jardinier, une cuisinière, peuvent se
montrer extrêmement créatif, de la façon de présenter un plat à celui de créer
un concept.

Pour moi, l’acte de création consiste à plonger dans sa profondeur intime pour extirper et façonner une œuvre, physique, conceptuelle ou numérique qui soit d’une part belle ou
vibrante, et d’autre part qui change pour les récepteurs de l’œuvre soit la vie,
soit la vision du monde.

La création se distingue donc de l’exécution artistique. Un acteur peut jouer le rôle tragique de Mac Beth en récitant son texte, en prenant des poses, où en extirpant puis en façonnant des pans de sa personnalité qui donnent une vision unique du personnage à celui qui
reçoit l’œuvre. Dans ce cas-là, même s’il interprète un rôle écrit par le dramaturge, il peut en donner une interprétation unique.

La technique ne passe qu’après.
Par exemple, Guy peut être un très bon exécutant jardinier, sachant tailler
les plantes et arbustes, réaliser des greffons mais ne pas savoir créer un
jardin anglais. Si Baïja a envie de se projeter dans un jardin anglais, elle
pourra acquérir la technique (plus ou moins bonne) par la suite.

Tout comme en politique ou évidemment dans les sciences, le dépassement et la vision doivent repasser avant la technique ou tout du moins l’accompagner. Or, dans toutes les
associations de création, c’est souvent la technique qui prime ou qui envahi le
champ entier de ce qui n’est au final qu’une exécution artistique.

Bien souvent, pourtant, les idées sont recherchées en exécutant – la pratique accompagne la vision artistique, elles se nourrissent l’une et l’autre. Des musiciens de jazz lanceront, à tour
de rôle, des phrases musicales, se répondant, jusqu’à créer une mélodie – ce qui se voit très bien dans certain festival comme celui de Souillac dans le Lot, qui montre bien la genèse de l’acte de création.

Pourtant, c’est en exécutant que l’on peut devenir créatif. L’appétit vient en agissant. Il ne s’agit pas de rêvasser en attendant que les idées viennent mais de commencer à agir puis de
dépasser cette action par de la création. Car tout simplement, dans la plupart
des cas, la motivation se renforce quand des étapes d’actions sont franchies.
Par exemple, pour la réalisation d’un jardin, il semble plus opportun de commencer par créer une parcelle d’après un plan sommaire, puis d’avancer, de sublimer au fur et à mesure.

L’appel de la création – pour combattre le fatalisme des décennies précaires ?

 

La création peut-elle nous manquer ? Cette envie, ce désir, est-il ancré chez chacun d’entre nous, ou n’est-il que pour certains ? Vaste débat. Il y a des éléments de réponses,
concrets.

Pour l’instant je n’en reste qu’au fait de créer dans son ensemble : entre poser des décalcomanies sur une vitre et peindre, il y a un monde. Dans les deux cas il s’agit d’une
démarche créative mais avec des différences sensibles.

Depuis la fin des années 90 et l’instauration des 35 heures, les magasins de bricolage, de décoration et de jardinage  ont connu un boom. Il suffit de fréquenter une grande surface spécialisée un samedi pour s’en rendre compte.
Mais loin d’un consumérisme étriqué – la réalité est souvent plus complexe que
la critique –  cette frénésie ou mode durable peut acter un besoin de créer, retrouvé avec le temps (un peu) libéré dû aux 35 heures. Cela va souvent de pair, bien évidemment, avec la crise du « pouvoir d’achat » : on fait un potager (aussi) pour économiser ; le bricolage chez soi (aussi) car on ne peut guère se payer les services d’un spécialiste.

L’autre aspect de la démarche créative est de suppléer à un salariat défaillant, qui apporte de moins en moins de satisfaction ou d’épanouissement, et notamment pour les profils cadres
qui pour certains organisent un véritable éloignement du salariat au profit d’activités plus épanouissantes, gratifiantes sur le plan social, humain, que l’éternel poursuite d’un profit avec au bout la quasi-certitude d’être jeté, une fois consommé par les entreprises.

La fuite des cadres a été ainsi longuement analysée par des sociologues ou le syndicat CFDT qui avait diffusé un rapport à ce sujet dès la fin des années 90. S’ils fuient c’est aussi que c’est possible pour eux : ils ont des salaires horaires beaucoup plus élevés que les employés / ouvriers classiques et peuvent se permettre le temps partiel, par exemple.

Mieux vaut création que critique ou plainte…

Internet est un formidable diffuser de critiques, notamment au travers de multiples forums qui commentent l’actualité, les résultats sportifs ou la vie des stars. On arrive alors à une
formidable massification du fameux « café du commerce ».

Il y a des critiques non seulement justifiées mais indispensables : contre les inégalités sociales, contre le repli communautaire et le racisme, ou « l’ère du vide » comme disait Lipovistki.

Mais, au lieu de rester dans son coin à critiquer, seul ou avec d’autres râleurs, et de le faire de manière lâche et anonyme sur Internet, il est plus émancipateur, mieux pour soi et les
autres, de faire vivre d’autres valeurs, en créant d’autres modes de vie associatifs ou d’autres façons d’être au monde. Rien ne me semble plus vain, plus « nul », ou délétère, que ces soirées entre amis, famille, sorties etc. où l’on ressasse sans fin toutes les turpitudes de 2011 : l’affaire DSK, Tron, les politiques qui s’en mettent plein les poches. Si l’on critique, il faut peser socialement, politiquement, pour se faire entendre et promouvoir d’autres idées, des alternatives, d’autres modes de vie.

Au lieu de râler dans son coin contre le chômage, il semble ainsi mieux, pour tout le monde, pour soi, et pour son entourage aux oreilles usées, de s’investir dans une association qui
promeuve l’économie sociale et solidaire, et qui créé des emplois, ou une autre humanitaire, ou une autre qui défend de nouveaux droits pour les chômeurs, précaires ou intermittents. Selon les goûts, sa propre analyse politique, ou les possibilités locales…

 

               La saturation de la critique doit laisser place à la création. Toute critique n’est valable que si soi-même on chercher et met en place des solutions, à notre niveau petit ou
intermédiaire, pour améliorer l’existant voire le révolutionner. Une critique qui n’en reste là n’est qu’une perte de temps ; critiquer engage à agir.

Et pourtant nous allons en avoir, des critiques, des plaintes, tout le long de l’année
électorale qui va s’ouvrir.

La critique, une frustration du « je ne sais pas comment agir ? »

 

               Il faut creuser plus loin : pourquoi ce totalitarisme de la plainte, de la critique, de l’ « à quoi bon ? »

Nous sommes dans une vraie crise de l’agir citoyen. Une incapacité à réfléchir, dans cette « démocratie totalitaire » décrite ainsi par d’autre, à savoir comment placer des apports collectifs ou personnels. Un sentiment d’impuissance politique, en somme.

La réponse de l’agir local ne satisfait guère : il faut la mettre en dynamique : si un collectif agit contre une déchetterie locale ou contre des licenciements il doit se lier à d’autres collectifs locaux pour peser.

En un mot comme en 100, cette crise morale et politique pose la question des corps
intermédiaires – syndicats, ONG, réseaux, associations culturelles, collectivités locales, partis politiques et de l’énergie qu’il faut pour dépasser l’inertie et transformer ces situations-là.

Apparait dès lors la question du pouvoir, celle du « pouvoir agir » et non pas
du pouvoir personnel conforté par un titre officiel qui ne suffit nullement – la carte ne coïncide jamais avec le territoire.

Penser cette question de l’engagement, que ce soit dans la création artistique ou l’investissement citoyen, suppose de définir un objet – de lutte, de création et d’apporter collectivement à ce sujet, sans « tirer la couverture à soi ».

Cela suppose donc une autre transformation de l’individualisme qui ne soit plus
tournée vers l’égo mais vers un bien commun. Une nouvelle ontologie (définition de l’être) et une nouvelle philosophie de vie qui placerait comme enjeu principal l’acte présent et local en le liant, si ou quand nécessaire, à des enjeux globaux.

La question de la coopération, vivante, productive, émancipatrice, pesant sur le
réel, est donc posée. Celle de l’intelligence collective. Celle d’une grande œuvre commune.

Quelles amorces de dépassements d’une situation ?

Comment créer ces convergences dans la diversité ? Ce mouvement qui concilierait
dessein collectif et apport personnel, respect du travail de chacun avec respect de l’œuvre commune.

Des trames préexistent, en vrac :

–       Les réseaux d’échanges réciproques de savoir

–       Les ateliers d’écrivains ou d’artistes

–       Certains réseaux politiques comme « sortir du nucléaire » ont une organisation qui concilie convergence autour d’un collectif et apport d’un collectif local (qu’on soit pour ou contre le nucléaire, je parle bien de formes d’organisations).

–       D’autres formes…

L’important est à mon avis de livrer des compte-rendus, des analyses, de ces formes réussies (+/-) d’œuvres en commun et que d’autres façons de s’organiser, non autoritaires, non hiérarchiques, pèsent.

La coopération a de grandes réussites internationales, minorées voire totalement méconnues – celles de l’UNESCO, de l’UNICEF ou de la FAO au sein de l’ONU partent pourtant de coopérations entre locales et globales.

Une philosophie reste à écrire, à défaut j’essaierais de m’y coller ou d’apporter des amorces.

RM, le 30.06.2011

Une réflexion au sujet de « Prendre le temps de créer, pour épaissir le monde… »

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